Un auteur de BD à Watermael-Boitsfort
Entretien avec François Deflandre
François DEFLANDRE est né le 13 juin
1961. Il a deux filles et quatre petites-filles. Professionnellement, il a
« deux fers au feu » : il est un auteur de bandes dessinées
édité en France dont les albums ont souvent été primés, mais il est aussi le Secrétaire
de l'Académie des Beaux-Arts de Watermael-Boitsfort. Rencontre avec ce
Boitsfortois de souche, dans son atelier perché au dernier étage de la Tour
Wauters au cœur de nos cités-jardins.
Ascendances et coïncidences
Mener
de front une fonction administrative et une création artistique professionnelle
n’est pas évident mais offre une complémentarité appréciable. J’aime le travail
solitaire et un peu monacal de la BD, mais le supporterais-je autant s’il
n’alternait pas avec les contacts, les échanges artistiques et culturels qui
font la vie de l’Académie ? Par ailleurs, j’ai le goût de la gestion et je
constate que - dans ma famille – créativité et gestion ont souvent été de pair.
Certains même ont occupé des fonctions très sérieuses tout en faisant œuvre
d’une créativité parfois pleine d’humour.
Premier
auditeur de la Cour des Comptes, Papa avait un talent pour la caricature. Et
l’écriture aussi, comme mon frère Philippe, informaticien. Maman présidait
« Femme et Culture » et elle était aussi une peintre toute en nuances.
Directeur général au Ministère des Finances, son papa était conférencier, mais
aussi auteur de scénarios de BD très humoristiques qu’enfant j’ai illustrés !
Mon autre grand-père était fonctionnaire aux Affaires étrangères et membre
de l’Association des écrivains belges, écrivain, poète, auteur d’ouvrages d’Histoire
locale, dont « Watermael-Boitsfort, centre de chasse au temps jadis ».
Enfance et adolescence
Je
suis né … le nez dans les albums de mon grand frère. Il avait tous les Hergé,
trois Franquin, un Peyo, un Tillieux que j’ai dévorés et plagiés allègrement !
A sept ans, j’ai franchi le seuil de l'Académie
des Beaux-Arts de Boitsfort, pour y suivre les cours de Michèle Purnal. Mon
premier dessin était un hold-up où des voleurs tiraient sur des policiers. Elle
m'a dit que c'était très bien mais qu'il faudrait que j'apprenne à
dessiner d’après nature. Je me suis dit : « un hold-up d’après
nature … ». Mais elle a trouvé la solution : elle m’a mis devant
un pigeon empaillé ! Et j’ai donc commencé à dessiner d’après nature. Au
début, j’ai détesté, puis, comme souvent, j’ai fini par adorer. Plus tard,
après les natures mortes, il y eut les modèles vivants.
Somville
passait souvent dans l’atelier des enfants. Ses éclats de rire et son accent bruxellois
résonnent encore dans ma tête. Il a marqué l’académie de son empreinte mais en engageant aussi des
professeurs qui n’étaient pas de sa tendance artistique. Pluralisme et dynamisme
se sont encore développés avec ses successeurs, le graveur Robert Kayser puis le
muraliste Pierre Fromont. Aujourd’hui, l’Académie a un corps professoral d’une
qualité exceptionnelle et elle est la 2ème Académie de Beaux-Arts en Fédération
Wallonie-Bruxelles quant au nombre d’élèves.
Une
autre figure marquante de cette époque était la Secrétaire, Madame
Vankerkvoorde, une dame en noir d’une grande autorité, élèves et professeurs la
redoutaient. Chaque mercredi, le professeur nous déléguait au secrétariat pour aller
chercher ou porter un papier. Et ça tombait souvent sur moi … C’était un
personnage impressionnant et voilà que 17 ans plus tard, par un concours de
circonstances, je me suis retrouvé dans son fauteuil !
Entretemps,
j’ai fait mes gréco-latines au Collège Saint-Hubert. Une formation décriée à
l’époque mais pourtant très cohérente et enrichissante, qui a élargi mes
horizons, bien d’autres passions que la BD se sont développées : Histoire,
littérature, arts, philosophie, ésotérisme entre autres. Décortiquer ces
langues « mortes » nous apportait aussi un certain esprit d’analyse
et de synthèse. Je pense que cela m’aide aujourd’hui encore dans l’élaboration de
mes textes et la structuration de mes scénarios.
De la musique aux Beaux-Arts
Après
mes études en Arts plastiques à la Ville de Bruxelles où l’on pratiquait une
grande diversité de techniques en deux et trois dimensions, j'ai enseigné les Arts plastiques quelques
temps (des remplacements). En parallèle à la BD, j’ai commencé à travailler comme graphiste
free-lance pour des bureaux de pub et des maisons d’édition, tout en étant
aussi surveillant et graphiste à l'Académie de Musique de Watermael-Boitsfort.
Elle était alors dirigée par Frédérik van Rossum, compositeur de renommée
internationale et petit-fils du peintre Léon Spilliaert. Je réalisais leurs
affiches, palmarès et programmes de concert, en complicité créative avec la
Secrétaire (et musicienne) Danielle Decorte.
Là
je m’évadais dans un tout autre univers … J’aimais circuler dans les couloirs
où – de classe en classe – on passait sans transition de la flûte à la
trompette, du piano à la harpe, du chant au cor, de la contrebasse à l’orgue. Au
début, le secrétariat était voisin de la classe des violonistes débutants. Assez
vite, on a fait venir de nouveaux voisins : des guitaristes …
Les
examens publics étaient des moments mémorables, par leur qualité musicale, leur
tension palpable. Parfois aussi certains couacs me ramenaient à la BD : comme
cette pianiste en panique quand son tourneur de partitions tournait plusieurs
pages à la fois … Ou en Art lyrique, ce « duo d’amour » entre une
très forte dame et un tout petit monsieur, entamé à l’extrême gauche de la
scène de la Maison Haute et terminé à l’extrême droite, tant les élans de la
cantatrice faisaient petit à petit reculer et trébucher le malheureux, sous les
rires charitables du public et du jury !
Et
puis un jour, je suis passé de la musique aux beaux-arts, j’ai retrouvé
l’Académie de mon enfance, mais de l’autre côté de la barrière, dans le
fauteuil de la dame en noir… Les temps avaient changé, ce n’était plus
l’Académie un peu breughelienne, dont on allait chercher la clef chez la
patronne du café d’en face « Le Vieux Boitsfort ». Les crises étaient
passées par là, c’était devenu le temps des tracasseries administratives, des
réglementations ministérielles, des restrictions budgétaires et du
minerval ! Mais aujourd’hui, l’Académie est toujours là, plus en forme que
jamais à 137 ans ! Comme sa sœur, l’Académie de Musique, âgée de 108 ans,
dirigée aujourd’hui par le pianiste Thierry Fiévet. La Commune de
Watermael-Boitsfort et son administration veillent sur les deux vénérables sœurs.
Bande dessinée : mode
d’emploi
Pendant longtemps, j’ai pratiqué en parallèle la
BD et le graphisme. Fin des années 90, à l’époque de l’album Le Sang des Automates, j’ai pu arrêter
le graphisme avec un certain soulagement, car la BD était ma vraie passion et
m’accaparait de plus en plus. Il faut dire que je suis assez lent et
maniaco-perfectionniste, il me faut donc 2-3 ans minimum pour pondre un album,
au grand désespoir de mon éditeur.
Confusément, on croit parfois que la BD est un
jeu d’enfant. Or, elle est un médium
très complexe, un moyen d'expression qui brasse et mixe les langages des arts graphiques,
de la littérature, du cinéma, tout en créant son propre langage, celui d'un art
à part entière, avec ses codes et son alchimie. Les expositions que j’ai
présentées en France et aux Halles-Saint-Géry de Bruxelles, montraient au
public chacune des étapes de ce processus de A à Z.
Au départ, il faut un élément déclencheur :
pour Puzzle gothique , ce fut le
tableau d’une élève de l’Académie : San Gimignano et ses tours étranges.
Pour Le Cercle des Spectres , c’est un film allemand de 1931 Mädchen in
Uniform , dépeignant
un pensionnat rigoriste et oppressant, une métaphore du nazisme. J’ai voulu
développer ce climat-là en bande dessinée. Mon prochain album L’Accessoiriste aura d’ailleurs pour
thème le cinéma et sera truffé de clins d’œil au 7ème art qui me
passionne.
Vient
ensuite la recherche documentaire : reportages sur le terrain, rencontres
avec des spécialistes, quête inlassable de livres et de publications, surf sur
internet. Pendant ce temps, le scénario se construit, se précise. Je passe
alors au storyboard, vision globale de l’action répartie sur les planches. A ce
stade, des ébauches de textes et d’images apparaissent, tels de gros bouillons
dans la marmite ! Puis, planche après planche : croquis
préparatoires, mise en page, gammes de couleurs, dessin de la planche-matrice
et coloriage entièrement réalisé aux crayons de couleurs, avec l’aide de ma
compagne Natalina TOLU (ses peintures et sculptures ornent cet atelier). In
fine, les textes sont calibrés et intégrés sur Photoshop.
Il est
à noter que mes planches n’ont pas de fond blanc. Pour donner à chaque album sa
propre ambiance j’utilise un papier de couleur différente. Pour Le
Sang des Automates ,
c’était un papier « sable mouillé » pour cette histoire sombre où
crayons bleus et rouges se donnaient la réplique. Pour Puzzle Gothique j’ai choisi un papier « sable
sec » évoquant la Toscane, la lumière, l’été. Pour Le Cercle des
Spectres j’ai opté pour un papier aubergine qui souligne le climat
oppressant de l’histoire, ses alternances de rouges et de gris.
Pour
moi, couleur et mise en page sont des éléments-clés de la narration en BD,
autant que texte et dessin. La couleur peut créer une atmosphère, conditionner
le lecteur, mettre en valeur tel ou tel élément, elle peut faire basculer
l’histoire, elle peut exprimer le non-dit. La mise en page elle, donne le sens,
le temps, elle raconte, exprime par sa verticalité ou son horizontalité, par
son découpage nerveux ou fluide. Un peu comme au cinéma, le cadrage et la
musique expriment parfois autant que le jeu ou le texte des acteurs.
L’atelier en haut de la
tour
Cet atelier est idéal pour une activité
artistique, son bandeau de hautes fenêtres tout autour de l’immeuble offre un
véritable « bain de lumière ». La vue panoramique (à 360 °) est
magnifique - de l’atomium à la forêt de Soignes - mais il ne faut pas se
laisser distraire ! Néanmoins parfois, par temps d’orage, je m’arrête pour
admirer la nature en colère, les couleurs changeantes des cieux de plomb. Dans
ces moments-là, j’aime voir l’orage venir lentement de Bruxelles, passer par la
tour en canardant mes vitres, puis filer par la forêt vers le Brabant wallon.
Ou vice-versa. Versa, c’est le cas de le dire !
Ce 8ème étage n’a jamais été un
appartement. Les fenêtres sont réglementairement trop hautes. En 1927, année de
la construction, ce furent les bureaux et la salle de réunion de Floréal, mais l’accessibilité
(par ascenseur) est devenu un problème à mesure que la société se développait. En
1963, c’est devenu l’atelier de l’ architecte Stéphane Pauwels, professeur d’architecture
à Saint-Luc et à l’Académie de Boitsfort. Pendant quelques années, il a partagé
l’atelier avec l’architecte et échevin Max Masure. Dans les années 70, mon
frère a été l’élève puis l’assistant de Stéphane Pauwels. J’ai donc toujours
entendu parler de ce lieu étonnant jusqu’au jour de 1997 où, cherchant un
atelier, j’ai interrogé Floréal. L’atelier allait être libéré et disponible
pour une nouvelle affectation, ils cherchaient un amateur.
Œuvre de Jean-Jules Eggerickx, l’ensemble du
« Fer à Cheval » devait à l’origine faire face à son exacte réplique
de l’autre côté de l’Avenue des Archiducs mais cela resta à l’état de projet.
En 1927, la tour était la plus haute de Bruxelles (plus pour longtemps) et la
première à expérimenter une structure en béton armé. Passionné de l’Histoire de
Watermael-Boitsfort, j’imagine souvent à quoi devait ressembler ce panorama,
avant que n’y « poussent » le viaduc d’Auderghem, les buildings
Etrimo des pêcheries, ceux de la place Keym, puis plus loin, ceux de la ville. Une
série de photos exhumées par Hisciwab et prises de ce lieu en 1927 témoignent
d’un panorama bucolique et champêtre. A la recherche du temps perdu …
Rêveries
d’un promeneur boitsfortois
Watermael-Boitsfort est une commune fascinante
autant qu’attachante. J’adore la revisiter à l’infini, de saisons en saisons. Des
réminiscences de l’enfance ou de l’adolescence me guident selon les lieux. Il y
a les promenades du jour et celles du soir, quand les rues s’ombrent de mystère
et que le passé semble à portée de rêve.
Par exemple, si je passe Avenue Delleur, je
m’arrête devant la villa dont Hergé s’est inspiré dans les 7 boules de Cristal. Je regarde alors la fenêtre de la chambre
où Tintin rêva qu’une momie inca brisa une boule de cristal au pied de son lit.
Et celle de la chambre où le Professeur Bergamotte fut saisi de transes et
de léthargie. De l’autre côté de la rue, il y a la maison qu’Hergé habita et où
- avec E.P.Jacobs - il dessina plusieurs albums de légende.
Non loin de là, je rejoins alors la rue des
Marcassins où Franquin vécut et je reconnais dans les environs tant de villas
dont il a peuplé ses albums, dont celle qui est en couverture de La Mauvaise tête. En rentrant chez moi,
je traverse le merveilleux labyrinthe des cités-jardins du Logis et du Floréal où
errent - paraît-il - les fantômes de Toto le Héros et de Mister Nobody. Mais ce
que je préfère le plus, c’est me balader la nuit dans le quartier de la gare de
Watermael, j’ai alors l’impression de me promener dans un tableau de Delvaux …
Enregistrement : Jean-Jacques Van Mol et
Jean-Pierre Carpentier, juillet 2014.
Transcription : Jean-Pierre Carpentier, octobre
2014.
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