Chroniques de Watermael-Boitsfort - Décembre 2014




Un auteur de BD à Watermael-Boitsfort
Entretien avec François Deflandre

François DEFLANDRE est né le 13 juin 1961. Il a deux filles et quatre petites-filles. Professionnellement, il a « deux fers au feu » : il est un auteur de bandes dessinées édité en France dont les albums ont souvent été primés, mais il est aussi le Secrétaire de l'Académie des Beaux-Arts de Watermael-Boitsfort. Rencontre avec ce Boitsfortois de souche, dans son atelier perché au dernier étage de la Tour Wauters au cœur de nos cités-jardins.

Ascendances et coïncidences 

Mener de front une fonction administrative et une création artistique professionnelle n’est pas évident mais offre une complémentarité appréciable. J’aime le travail solitaire et un peu monacal de la BD, mais le supporterais-je autant s’il n’alternait pas avec les contacts, les échanges artistiques et culturels qui font la vie de l’Académie ? Par ailleurs, j’ai le goût de la gestion et je constate que - dans ma famille – créativité et gestion ont souvent été de pair. Certains même ont occupé des fonctions très sérieuses tout en faisant œuvre d’une créativité parfois pleine d’humour.

Premier auditeur de la Cour des Comptes, Papa avait un talent pour la caricature. Et l’écriture aussi, comme mon frère Philippe, informaticien. Maman présidait « Femme et Culture » et elle était aussi une peintre toute en nuances. Directeur général au Ministère des Finances, son papa était conférencier, mais aussi auteur de scénarios de BD très humoristiques qu’enfant j’ai illustrés ! Mon autre grand-père  était fonctionnaire aux Affaires étrangères et membre de l’Association des écrivains belges, écrivain, poète, auteur d’ouvrages d’Histoire locale, dont « Watermael-Boitsfort, centre de chasse au temps jadis ».

Enfance et adolescence

Je suis né … le nez dans les albums de mon grand frère. Il avait tous les Hergé, trois Franquin, un Peyo, un Tillieux que j’ai dévorés et plagiés allègrement !  A sept ans, j’ai franchi le seuil de l'Académie des Beaux-Arts de Boitsfort, pour y suivre les cours de Michèle Purnal. Mon premier dessin était un hold-up où des voleurs tiraient sur des policiers. Elle m'a dit que c'était très bien mais qu'il faudrait que j'apprenne à dessiner d’après nature. Je me suis dit : « un hold-up d’après nature … ». Mais elle a trouvé la solution : elle m’a mis devant un pigeon empaillé ! Et j’ai donc commencé à dessiner d’après nature. Au début, j’ai détesté, puis, comme souvent, j’ai fini par adorer. Plus tard, après les natures mortes, il y eut les modèles vivants.

Somville passait souvent dans l’atelier des enfants. Ses éclats de rire et son accent bruxellois résonnent encore dans ma tête. Il a marqué l’académie de son empreinte mais en engageant aussi des professeurs qui n’étaient pas de sa tendance artistique. Pluralisme et dynamisme se sont encore développés avec ses successeurs, le graveur Robert Kayser puis le muraliste Pierre Fromont. Aujourd’hui, l’Académie a un corps professoral d’une qualité exceptionnelle et elle est la 2ème Académie de Beaux-Arts en Fédération Wallonie-Bruxelles quant au nombre d’élèves.  

Une autre figure marquante de cette époque était la Secrétaire, Madame Vankerkvoorde, une dame en noir d’une grande autorité, élèves et professeurs la redoutaient. Chaque mercredi, le professeur nous déléguait au secrétariat pour aller chercher ou porter un papier. Et ça tombait souvent sur moi … C’était un personnage impressionnant et voilà que 17 ans plus tard, par un concours de circonstances, je me suis retrouvé dans son fauteuil !

Entretemps, j’ai fait mes gréco-latines au Collège Saint-Hubert. Une formation décriée à l’époque mais pourtant très cohérente et enrichissante, qui a élargi mes horizons, bien d’autres passions que la BD se sont développées : Histoire, littérature, arts, philosophie, ésotérisme entre autres. Décortiquer ces langues « mortes » nous apportait aussi un certain esprit d’analyse et de synthèse. Je pense que cela m’aide aujourd’hui encore dans l’élaboration de mes textes et la structuration de mes scénarios.

De la musique aux Beaux-Arts

Après mes études en Arts plastiques à la Ville de Bruxelles où l’on pratiquait une grande diversité de techniques en deux et trois dimensions,  j'ai enseigné les Arts plastiques quelques temps (des remplacements). En parallèle à la BD,  j’ai commencé à travailler comme graphiste free-lance pour des bureaux de pub et des maisons d’édition, tout en étant aussi surveillant et graphiste à l'Académie de Musique de Watermael-Boitsfort. Elle était alors dirigée par Frédérik van Rossum, compositeur de renommée internationale et petit-fils du peintre Léon Spilliaert. Je réalisais leurs affiches, palmarès et programmes de concert, en complicité créative avec la Secrétaire (et musicienne) Danielle Decorte.

Là je m’évadais dans un tout autre univers … J’aimais circuler dans les couloirs où – de classe en classe – on passait sans transition de la flûte à la trompette, du piano à la harpe, du chant au cor, de la contrebasse à l’orgue. Au début, le secrétariat était voisin de la classe des violonistes débutants. Assez vite, on a fait venir de nouveaux voisins : des guitaristes …
Les examens publics étaient des moments mémorables, par leur qualité musicale, leur tension palpable. Parfois aussi certains couacs me ramenaient à la BD : comme cette pianiste en panique quand son tourneur de partitions tournait plusieurs pages à la fois … Ou en Art lyrique, ce « duo d’amour » entre une très forte dame et un tout petit monsieur, entamé à l’extrême gauche de la scène de la Maison Haute et terminé à l’extrême droite, tant les élans de la cantatrice faisaient petit à petit reculer et trébucher le malheureux, sous les rires charitables du public et du jury !

Et puis un jour, je suis passé de la musique aux beaux-arts, j’ai retrouvé l’Académie de mon enfance, mais de l’autre côté de la barrière, dans le fauteuil de la dame en noir… Les temps avaient changé, ce n’était plus l’Académie un peu breughelienne, dont on allait chercher la clef chez la patronne du café d’en face « Le Vieux Boitsfort ». Les crises étaient passées par là, c’était devenu le temps des tracasseries administratives, des réglementations ministérielles, des restrictions budgétaires et du minerval ! Mais aujourd’hui, l’Académie est toujours là, plus en forme que jamais à 137 ans ! Comme sa sœur, l’Académie de Musique, âgée de 108 ans, dirigée aujourd’hui par le pianiste Thierry Fiévet. La Commune de Watermael-Boitsfort et son administration veillent sur les deux vénérables sœurs.





Bande dessinée : mode d’emploi



Pendant longtemps, j’ai pratiqué en parallèle la BD et le graphisme. Fin des années 90, à l’époque de l’album Le Sang des Automates, j’ai pu arrêter le graphisme avec un certain soulagement, car la BD était ma vraie passion et m’accaparait de plus en plus. Il faut dire que je suis assez lent et maniaco-perfectionniste, il me faut donc 2-3 ans minimum pour pondre un album, au grand désespoir de mon éditeur.



Confusément, on croit parfois que la BD est un jeu d’enfant. Or, elle est un médium très complexe, un moyen d'expression qui brasse et mixe les langages des arts graphiques, de la littérature, du cinéma, tout en créant son propre langage, celui d'un art à part entière, avec ses codes et son alchimie. Les expositions que j’ai présentées en France et aux Halles-Saint-Géry de Bruxelles, montraient au public chacune des étapes de ce processus de A à Z.



Au départ, il faut un élément déclencheur : pour Puzzle gothique , ce fut le tableau d’une élève de l’Académie : San Gimignano et ses tours étranges. Pour Le Cercle des Spectres , c’est un film allemand de 1931  Mädchen in Uniform , dépeignant un pensionnat rigoriste et oppressant, une métaphore du nazisme. J’ai voulu développer ce climat-là en bande dessinée. Mon prochain album L’Accessoiriste aura d’ailleurs pour thème le cinéma et sera truffé de clins d’œil au 7ème art qui me passionne.



Vient ensuite la recherche documentaire : reportages sur le terrain, rencontres avec des spécialistes, quête inlassable de livres et de publications, surf sur internet. Pendant ce temps, le scénario se construit, se précise. Je passe alors au storyboard, vision globale de l’action répartie sur les planches. A ce stade, des ébauches de textes et d’images apparaissent, tels de gros bouillons dans la marmite ! Puis, planche après planche : croquis préparatoires, mise en page, gammes de couleurs, dessin de la planche-matrice et coloriage entièrement réalisé aux crayons de couleurs, avec l’aide de ma compagne Natalina TOLU (ses peintures et sculptures ornent cet atelier). In fine, les textes sont calibrés et intégrés sur Photoshop.



Il est à noter que mes planches n’ont pas de fond blanc. Pour donner à chaque album sa propre ambiance j’utilise un papier de couleur différente. Pour  Le Sang des Automates , c’était un papier « sable mouillé » pour cette histoire sombre où crayons bleus et rouges se donnaient la réplique. Pour Puzzle Gothique  j’ai choisi un papier « sable sec » évoquant la Toscane, la lumière, l’été. Pour Le Cercle des Spectres j’ai opté pour un papier aubergine qui souligne le climat oppressant de l’histoire, ses alternances de rouges et de gris.



Pour moi, couleur et mise en page sont des éléments-clés de la narration en BD, autant que texte et dessin. La couleur peut créer une atmosphère, conditionner le lecteur, mettre en valeur tel ou tel élément, elle peut faire basculer l’histoire, elle peut exprimer le non-dit. La mise en page elle, donne le sens, le temps, elle raconte, exprime par sa verticalité ou son horizontalité, par son découpage nerveux ou fluide. Un peu comme au cinéma, le cadrage et la musique expriment parfois autant que le jeu ou le texte des acteurs.


L’atelier en haut de la tour



Cet atelier est idéal pour une activité artistique, son bandeau de hautes fenêtres tout autour de l’immeuble offre un véritable « bain de lumière ». La vue panoramique (à 360 °) est magnifique - de l’atomium à la forêt de Soignes - mais il ne faut pas se laisser distraire ! Néanmoins parfois, par temps d’orage, je m’arrête pour admirer la nature en colère, les couleurs changeantes des cieux de plomb. Dans ces moments-là, j’aime voir l’orage venir lentement de Bruxelles, passer par la tour en canardant mes vitres, puis filer par la forêt vers le Brabant wallon. Ou vice-versa. Versa, c’est le cas de le dire !



Ce 8ème étage n’a jamais été un appartement. Les fenêtres sont réglementairement trop hautes. En 1927, année de la construction, ce furent les bureaux et la salle de réunion de Floréal, mais l’accessibilité (par ascenseur) est devenu un problème à mesure que la société se développait. En 1963, c’est devenu l’atelier de l’ architecte Stéphane Pauwels, professeur d’architecture à Saint-Luc et à l’Académie de Boitsfort. Pendant quelques années, il a partagé l’atelier avec l’architecte et échevin Max Masure. Dans les années 70, mon frère a été l’élève puis l’assistant de Stéphane Pauwels. J’ai donc toujours entendu parler de ce lieu étonnant jusqu’au jour de 1997 où, cherchant un atelier, j’ai interrogé Floréal. L’atelier allait être libéré et disponible pour une nouvelle affectation, ils cherchaient un amateur.



Œuvre de Jean-Jules Eggerickx, l’ensemble du « Fer à Cheval » devait à l’origine faire face à son exacte réplique de l’autre côté de l’Avenue des Archiducs mais cela resta à l’état de projet. En 1927, la tour était la plus haute de Bruxelles (plus pour longtemps) et la première à expérimenter une structure en béton armé. Passionné de l’Histoire de Watermael-Boitsfort, j’imagine souvent à quoi devait ressembler ce panorama, avant que n’y « poussent » le viaduc d’Auderghem, les buildings Etrimo des pêcheries, ceux de la place Keym, puis plus loin, ceux de la ville. Une série de photos exhumées par Hisciwab et prises de ce lieu en 1927 témoignent d’un panorama bucolique et champêtre. A la recherche du temps perdu …




Rêveries d’un promeneur boitsfortois



Watermael-Boitsfort est une commune fascinante autant qu’attachante. J’adore la revisiter à l’infini, de saisons en saisons. Des réminiscences de l’enfance ou de l’adolescence me guident selon les lieux. Il y a les promenades du jour et celles du soir, quand les rues s’ombrent de mystère et que le passé semble à portée de rêve.



Par exemple, si je passe Avenue Delleur, je m’arrête devant la villa dont Hergé s’est inspiré dans les 7 boules de Cristal. Je regarde alors la fenêtre de la chambre où Tintin rêva qu’une momie inca brisa une boule de cristal au pied de son lit. Et celle de la chambre où le Professeur Bergamotte fut saisi de transes et de léthargie. De l’autre côté de la rue, il y a la maison qu’Hergé habita et où - avec E.P.Jacobs - il dessina plusieurs albums de légende.



Non loin de là, je rejoins alors la rue des Marcassins où Franquin vécut et je reconnais dans les environs tant de villas dont il a peuplé ses albums, dont celle qui est en couverture de La Mauvaise tête. En rentrant chez moi, je traverse le merveilleux labyrinthe des cités-jardins du Logis et du Floréal où errent - paraît-il - les fantômes de Toto le Héros et de Mister Nobody. Mais ce que je préfère le plus, c’est me balader la nuit dans le quartier de la gare de Watermael, j’ai alors l’impression de me promener dans un tableau de Delvaux …


 Enregistrement : Jean-Jacques Van Mol et Jean-Pierre Carpentier, juillet 2014.

Transcription : Jean-Pierre Carpentier, octobre 2014.


Suite de la rubrique : cliquer ci-dessous à droite sur "Articles plus anciens"